I- Instrument, Identité

Instrument

L'instrument n'est ordinairement opposable à l'outil qu'en raison du statut des métiers: la même scie portera tantôt l'appellation d'instrument tantôt d'outil selon qu'elle est manipulée par un chirurgien ou un boucher.
L'anthropologie médiationniste fait valoir une autre différence:l'instrument se rapporte à l'analyse naturelle de l'action, il consiste à lier le moyen à la fin.

Un autre terme, celui d'instrumentalisation risque d'apporter une confusion préjudiciable. Instrumenter, ce n'est pas se servir d'une chose en la détournant de sa propre fin, c'est s'en tenir à la mise en rapport d'un moyen avec une fin. Ainsi on peut se servir d'une chaise comme d'un tabouret, on instrumente aussi bien dans le rapport à une chaise. Il suffit de considérer le fait qu'on peut faire attention en s'asseyant ou compter entièrement sur le pour s'asseoir, sans aucun contrôle de la réalité du siège ni du dossier.
On instrumente donc lorsqu'on a le souci de la chose à faire. Dans le rapport à l'image perceptive ce processus est à l'oeuvre dans l'observation de l'objet visuel pour sa transcription.

Deux types de conduite

La technique nous désengage de l’action en nous procurant un temps de loisir, c’est-à-dire du temps libre pendant lequel le constructeur pourra s’investir secondairement dans d’autres actions. Nous dispensant d’être pleinement dans l’action, l’outil laisse une marge de manœuvres dans laquelle un imaginaire productif peut s’engouffrer.

Cela commence par des faits minimes : la montée d’un escalier n’étant pas l’escalade à la force des bras, un tel se surprend à rythmer son ascension avec son sac en lui conférant un mouvement et pourquoi pas un son par un chant qu’il entonne. Un autre explore une station service parce que ce n’est pas lui qui fait le plein d’essence : une fois le pistolet introduit dans le réservoir, pressée la gâchette pour assurer le jet continu de carburant, l’automobiliste n’est plus à son automobile, « ça » roule pour lui. Il peut donc observer comment l’autre s’y prend pour faire le plein, comment l’étourneau occupe les lieux nidifiant dans les creux des poutrelles métalliques du toit, etc. Par le loisir, nous faisons toujours autre chose en même temps que ce que nous faisons.

Certes, pratiquement on pourra dire : tant qu’à faire et exploiter ce temps libre pour en faire encore plus dans le sens de l’activité qui nous occupe principalement. Mais on peut aussi magiquement et esthétiquement s’investir dans des actions secondaires : le choix des couleurs sombres et celui des tons clairs, pourvu que le contraste de valeurs (clarté) soit là, puis, en fond relativement au portrait qu’on a entrepris, le choix du décors.

Les œuvres d’art offrent maints exemples de cette façon d’exploiter le loisir lié à la disponibilité de l’outil :

  • Saint Jean au pied de la croix, vitrail de l’église principale de Béton (35) où se constate un morcellement recherché des plaques de verre : comparons les morceaux du fond dont la forme peut librement varier à ceux qui composent les figures des personnages et qui leurs sont liés comme des moyens;

  • L’homme au mouton, de Picasso, volume où la répartition des poids se montre comme en toute sculpture dont le socle offre en proportion de son étendue un élargissement de la répartition des poids ;

  • Maquette d’Albert Hien (Montevideo Diagonale, Anvers 1983) nous présentant un pont formé d’arches qui s’amenuisent jusqu’à passer comme l’eau sous l’une des arches du pont lui-même, montrant le risque inhérent à toute maquette où la mobilité des éléments volumiques n’est plus un problème du fait de la diminution d’échelle ;

  • Ce tableau de Virgilio Guidi, In tram, 1923 représentant l’intérieur d’un tramway qui s’abstrait, où les passagers peuvent y faire n’importe quoi, libérés de la conduite du véhicule pour peut-être s’en remettre néanmoins à un autre conducteur spirituel doublant à l’avant le conducteur ;

  • Cette installation de Joseph Beuys, Richtkreifte, 1974 / 75, où la disponibilité que constitue la réserve de tableaux est mise en scène, tableaux multiples et inutilisés jonchant le sol, en même temps que les tableaux pour écrire .


 

Coexistence de l'outil et de l'instrument

Outil inst

 

Voici trois dessins qui ont en commun le fait qu'ils montrent que l'opérateur fait le minimum pour ce qu'il a à faire et l'action est conduite par des mécanismes qui assurent largement le travail. Toutefois, l'exploitant de la pompe à essence, du briquet, et même de la télécommande, est chaque fois contraint à bien viser, à mettre en rapport une sortie avec une entrée en manipulant des tubes. Dans l'affaire, on se rend compte que l'outillage ne fait pas tout: le trou du réservoir ne va pas vers l'orifice du tuyau; la manœuvre n'est pas assurée dans sa totalité, il faut une certaine habileté pour ne pas renverser à côté. De même, le fumeur doit faire l'effort de ne pas bouger, et ni sa cigarette ni son briquet ne garantissent une immobilité et une proximité momentanée (je ne parle même pas de l'adresse qu'il faut pour coordonner la rotation de la molette avec la libération du gaz). Et l'on peut transposer la même analyse dans le rapport entre la bouche et le micro (il faut continuellement, pendant qu'on parle, maintenir la même distance entre les deux) et dans celui, d'orientation, qui relie la télécommande à l'écran. On constate à chaque fois que l'outillage n'est pas fait pour être totalement efficace.

Ceci pour avancer un premier paradoxe: l'outil se définit par son inefficacité; son corollaire est l'efficacité de l'instrument.

NB: l'outil et l'instrument sont appréhendés en tant que processus, non comme chose concrète qu'on a dans la main. Il est important d'appréhender l'instrument comme instrumentation, comme mise en rapport du moyen avec la fin : tandis que l'outil les dissocie en les analysant l'un et l'autre, l'instrument les associe comme les deux moments d'une action dont le début n'aurait de raison d'exister que par la fin qui est visée.

Les tableaux de sable initiés par André Masson comportent deux phases apparentes qui correspondent à la mise en œuvre de l'instrument et de l'outil: instrumentation dans le rapport à la colle si celle-ci oblige à en contrôler constamment les lieux d'application (même si la linéarisation est là qui assure une orientation de la matière qui se fait trait dans le sens où on peut la tirer dans un sens et non dans un autre, inutile), outillation par le collage qui assure la localisation du sable sur les endroits encollés indépendamment de la façon qu'on a de le répandre. On n'est plus alors contraint de surveiller l'apposition du sable sur le trait (fin) en l'y mettant par pincées (moyen), le collage fait pour nous, ça se fait tout seul (le "ça" indiquant alors l'inconscient technique)

 

· L'inefficacité de l'outil et l'efficacité de l'instrument (fabriqué et fin instrumentée)

 

Voici un cas où le rapport outillé au monde semble l'emporter en efficacité sur l'instrumentation: dans un buffet de cuisine il y a à ranger plus d'ustensiles que les étagères ne le permettent en étendue (non en poids); par suite de quoi j'entasse. L'entassement n'est pas le rangement seulement en ce qu'une chose n'est plus disposée à même l'étagère parce que la surface de base n'assure pas alors un équilibre stable. En définitive pourtant lorsque j'ai à prendre l'ustensile du dessous je soulève de l'autre main celui du dessus pour qu'il ne dégringole pas ; c'est en cela que l'instrumentation est efficace. Le rangement peut s'avérer totalement inefficace, tout dépend de ce qu'on met ensemble, ce qui n'est pas garanti techniquement, d'où la formule "trop bien rangé" quand il s'agit de réunir le matériel nécessaire.

Si l'on considère l'activité de découpage, on se rend compte, en voyant la difficulté des gamins à manier la paire de ciseaux et surtout dans le rapport à une feuille de papier mince, que le dispositif de découpage assure bien une séparation de la feuille de papier en deux, non une découpe que seule l'instrumentation permet, par l'habileté déployée, en l'occurrence par le glissement serré des deux lames l'une contre l'autre et la mise en rapport perpendiculaire avec la feuille de papier à découper.

Exemple d'atelier: en manipulant un couteau à peinture dans le rapport à de la pâte on assure un enduit, non la régularité de la couche dans son épaisseur, s'efforcer de l'obtenir ainsi c'est instrumenter, c'est à dire compter sur son geste et non sur le matériel pour n'en mettre ni trop ni trop peu. Si par contre j'ai recours à la raclette à dents, je suis sûr d'égaliser l'épaisseur; cette assurance est toutefois relative: elle suppose encore que par instrumentation je veille à orienter la raclette suivant un angle invariable.

Ayant à détruire la mousse de la pelouse, je suis dans un rapport outillé à la chose à faire lorsque j'ai recours au sulfate de fer en solution dans l'arrosoir. Je mets encore en œuvre l'outil de façon prépondérante lorsqu'au râteau j'arrache systématiquement ce qui s'y accroche c'est-à-dire aussi de l'herbe. Je compense toutefois l'aveuglement technique par des coups de râteau en plus grand nombre là où la mousse est abondante et inversement. Pour finir le travail je peux aussi m'agenouiller et laborieusement extirper à la main les derniers brins. Là encore l'outil n'est pas absent non seulement si pour me protéger les mains je prends des gants mais parce que spontanément je procède avec mes doigts comme avec le râteau.

 

Identité

Structurellement, l'identité n'est pas à comprendre à partir du semblable mais de la différence: ce sont des différences qui fondent les systèmes identitaires de matériaux et de tâches.
Pour donner un statut théorique au semblable, il faut poser la similarité en tant que classe.

 

 

Différenciation et dédifférenciation

 

Dans le rapport aux variations phonétiques et sémantiques des énoncés du langage, deux processus inverses sont simultanément à l'oeuvre : chacun est capable d'identifier le même message, mot pour mot malgré des accents différents, on dédifférencie les sons et les sens en raison d'une différenciation majeure qui, sans les annuler sociologiquement, met en sourdine ces variations.

La technique opère la même réduction de la diversité en même temps qu'elle introduit des différences. Une plaque de verre entre les mains d'un opérateur vitrier manifeste de la fragilité à partir du moment où les amortisseurs sont de sortie. Que le carrelage comporte un carreau de verre et de la solidité émerge qui rassure le marcheur. Reste qu'un marteau abandonné sur le même sol est un risque qui fait exister à nouveau la fragilité. Peu importe alors que le carreau de verre soit sale ou dépoli.

Bilbao

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